SYNOPSIS : § Le “jamboree” § En Allemagne § Ulm § Dachau § À Münich § Garmisch |
C’était l’année où se tenait le “Jamboree”
Ce grand rassemblement, on l’appelait ainsi
1565. Selon la tradition due à Baden Powell,
Car il se prétendait le camp universel
De tous les scouts du monde - mais pas tout à fait,
Car à la vérité, bien des pays manquaient !
Quatre ans auparavant, en France, vers Moisson,
1570. S’était tenu celui de la libération.
Mon grand-frère Daniel y avait figuré
Et nous étions allés tous pour le retrouver,
Dans la poussière et la cohue, émerveillés
Surtout du petit train roulant sans s’arrêter,
1575. Dans lequel on pouvait monter à tout moment,
Ce qui nous amusait beaucoup, évidemment.
Maintenant j’étais “grand” et un vrai “éclaireur” :
C’était bien à mon tour d’en avoir les honneurs !
Mais ce n’était plus près de Paris, cette fois,
1580. C’était beaucoup plus loin, à Bad Ischl, je crois,
En Autriche, et la troupe de Reims où j’étais
N’avait pas les finances telles qu’il le fallait
Pour payer le voyage aux quelques uns de nous
Qui étaient retenus et étaient sans le sou.
1585. Le “Chef” avait prévu un camp dans les Ardennes
Région proche de Reims où on allait sans peine
Par le train pour pas cher; et à la fin du camp,
Il s’était débrouillé ôté “scouts”avec les allemands
Pour avoir des billets allant jusqu’à Francfort,
1590. Et il nous laissa là — nantis de passeports !
Nous avions pour mission d’aller jusqu’à Garmisch
Par nos propres moyens, en rejoignant l’Autriche,
À travers l’Allemagne, et sans un sous vaillant,
Sauf nos propres cagnottes dues à nos parents !
À Darmstadt
1595. Ce fut comme une “explo” mais pas très ordinaire;
La distance était grande, et la langue étrangère...
À quinze ans nous étions à nous-même livrés,
Et ma foi, bravement, nous avons échangé
Nos quatre sous chacun en marks et acheté
1600. Du pain, du sucre, et des bretzels à grignoter,
Des pâtes à faire cuire dedans nos gamelles,
Quand nous aurions assez de battre la semelle !
Le mode de transport étant le “camion-stop”,
Nous avons donc rejoint le seul endroit où stoppent
1605. Les rares camions qui alors empruntaient
L’autobahn écrasé de soleil qui brûlait...
L’autobahn.
Après quelques ratés dus à mon allemand
Bafouillé sous l’effet de l’émotion, tremblant,
Et du mépris envers les Français, à coup sûr,
1610. Un grand semi-remorque, en riant, nous assure
Qu’il peut nous emmener même jusqu’à München.
Mais sur sa plateforme il fallait qu’on se tienne,
Et bien plus d’une fois il s’en fallut de peu
Pour que dans un virage par trop cahoteux,
1615. L’un de nous ne finisse par être éjecté
Sur la chaussée brûlante faute de s’agripper !
Nous avons fait ainsi une distance énorme
Sans rien voir que la route que des trous déforment :
Trous de bombes, d’obus, qui souvent nous secouent,
1620. Et qui sur nous parfois font des giclées de boue,
Des villages lointains avec des cheminées
Et des ruines encore à peine réparées,
Des arbres dont les feuilles sont du pain grillé,
Des collines lointaines, talus éventrés,
1625. Et soudain tout s’arrête : nous sommes en ville ;
Le chauffeur nous fait signe, il descend et empile
Nos sacs , nos couverture et il nous tend la main
Pour descendre : l’effort est pour nous surhumain.
Nous dormons un moment, ne sachant où aller :
1630. Affalés sur un banc, nauséeux, harassés...
Ne sachant même pas le nom de cette ville,
A deux nous fabriquons une phrase allemande
Ahuris que nous sommes, et quand on leur demande
Les passants nous regardent sans aménité...
1635. L’un d’eux finalement nous répond, amusé,
En français que “c’est Ulm, ville sur le Danube”.
Et quand nous repartons, chacun de nous titube,
Comme d’avoir trop bu — mais c’est plutôt la faim
Qui nous tenaille, et dans la ville pas un coin
1640. Où se faire à manger ! Heureusement, soudain,
L’un de nous d’une adresse donnée se souvint
Lors de notre départ : et d’un dernier effort,
On arrive à la nuit, et quand on sonne, fort,
Une dame opulente vient nous accueillir,
1645. Nous serre dans ses bras, avec de grands sourires !
Un vrai repas pour nous fut une chose neuve ;
Elle parlait un peu le français, était veuve,
Et elle avait perdu son jeune fils aussi
Parti sur le front russe, comme son mari.
1650. Nous étions très surpris de la situation :
Nous n’avions jamais eu encore l’occasion
De voir des Allemands autrement qu’ennemis,
Et voilà que soudain nous étions accueillis
Comme dans la famille, et comme des amis,
1655. Comme des voyageurs d’un étrange pays,
Comme des fugitifs, cherchant un réconfort
Auprès de ceux-là même qui hier encore
Menaçaient nos parents et faisaient tant de morts !
Quand nous eûmes repris de son dessert encore,
1660. Elle nous fit monter un escalier grinçant :
Nous avions une chambre avec deux lits très grands.
Et tout endoloris par tant de kilomètres
Parcourus, nous étions bien contents de nous mettre
Sur de doux oreillers et sous des édredons
1665. Qui valaient bien tous ceux de nos propres maisons !
Mais regardant le mur, mes yeux ensommeillés
Virent dans la pénombre un portrait accroché
Figurant un jeune homme souriant aux autres,
Avec un uniforme un peu comme le nôtre,
1670. Mais avec un brassard portant la croix gammée
Noire sur rouge et blanc, ce symbole abhorré !
Je compris que c’était de cette brave dame
Le fils tôt disparu, l’image de ce drame
Qu’en nous peut-être bien elle voulait éteindre
1675. Mais je ne pouvais pas parvenir à le plaindre,
Lui, d’avoir combattu avec des tortionnaires,
Et je n’eus pas besoin d’ouvrir mon dictionnaire
Pour comprendre les mots alignés en gothique
Disant “Hitler Jugend”, ce symbole tragique !
1680. Je pensais à tous ceux qui des camps revenus
Décharnés et rayés, hébétés, quasi nus
À la gare attendaient que l’on vînt les chercher,
N’ayant plus ni maison, ni famille, égarés
À cause de ceux qui portaient ce brassard-là...
1685. Et ce jeune homme mort était un de ceux-là !
Le lendemain matin après des embrassades
Et quelques provisions dans nos sacs, en balade,
Nous sommes partis pour voir un peu cette ville ;
De grands quartiers tout neufs, et sur le pont des piles
1690. Fraîchement réparées, et nous fûmes surpris :
Le “Beau Danuble bleu” nous apparut bien gris !
Mais nous avons monté sept cent soixante marches
Pour parvenir enfin à dominer les arches
Du haut de cette flèche de la cathédrale
1695. La plus haute de tout le monde médiéval...
Et de la haut, nous vîmes de grands terrains vagues
Entre des maisons neuves, témoins de ces vagues
De lourds bombardiers qui en quarante quatre
Ont semé la terreur et fini par abattre
1700. Même ce monument au milieu de la ville...
Fallait-il donc vraiment tuer tant de civils ?
Ce n’était plus la guerre que fit mon grand-père,
Si terrible fut-elle — mais un autre enfer
Ce n’étaient plus des hommes tuant d’autres hommes,
1705. Mais comme si le ciel pris d’une rage énorme
Mettait à feu à sang tout un peuple coupable
D’avoir pris pour un dieu un dément, un minable,
Qui leur a fait commettre les pires horreurs
En confondant le crime et le sens de l’honneur !
Vue prise en 1951.
1710. En allant à Münich, notre route tracée,
Toujours dans des camions, plus ou moins entassés,
Nous avons repéré en lisant les pancartes
Un nom d’une cité peu marquée sur la carte,
Mais qui pour moi sonnait comme une entrée d’enfer :
1715. ”Dachau”, — et je me suis récité le vers...
« Vous qui entrez ici laissez toute espérance ! »
J’ai convaincu les autres par ma véhémence,
D’aller voir ça de près, et après des détours,
Nous sommes arrivés dans une grande cour
1720. Aux baraques grisâtres ; on nous mit à la file
J’avais le cœur serré, ce n’était pas facile
De se voir avancer comme des prisonniers
Que l’on faisait marcher vers la mort assurée...
On nous fit défiler devant l’entassement
1725. Des vêtements, chaussures, et même des dents,
Tout ce que les bourreaux avaient de force pris
Aux malheureux ici enfermés et soumis,
Avant de nous montrer grande ouverte la gueule
Du moderne Moloch où sans même un linceul
1730. On enfournait sans cesse de vivants cadavres.
Il manquait la fumée, noire — et ce qui me navre
C’est de penser que tant parmi les tortionnaires
Étaient de simples gens, et qui croyaient bien faire
Qui menaient à la mort leurs propres congénères
1735. Comme si leur emploi au sein de cet enfer
Était tout naturel — Hannah Arendt l’a dit :
Le mal est très banal, et si le rire aussi
Est le propre de l’homme, nul ne peut savoir
Ce à quoi peut mener le simple fait de croire
1740. En quelque beau parleur comme au sauveur suprême,
Qu’il soit de l’au-delà ou de ce monde même,
Jehovah, Mahomet, ou le Pape lui-même,
Qui fit tant de bûchers, avant que l’anathème
Cesse d’être une cause de condamnation...
1745. En attendant — peut-être — la résurrection ?
Combien parmi tous ceux qui furent des vivants
Ici, juifs ou athées, chrétiens ou protestants
Retrouveraient leurs os, le jour du Jugement
Dans ces charniers comblés, et ces entassements ?
1750. Cette horrible vision à quinze ans me marqua,
Et c’est bien la raison pour laquelle, je crois,
Il m’est insupportable de penser ma fin
Dans un four crématoire avec un nom latin.
À München on dormit à la JugendHerberg’,
1755. Où le Reich maintenant n’était plus en exergue...
Et je traînais les autres, ayant fait un bon somme,
Un peu contre leur gré, au Deutsches Museum,
Pour y voir les avions qui nous persécutèrent :
Bombardiers Messerschmidt et “Stukas” de la guerre,
1760. Mais aussi les entrailles des moteurs Diesel
Qui déjà annonçaient comme une ère nouvelle :
Mon père qui avait été mécanicien
Sur les chars de Renault, à l’armée, savait bien
Que le moteur Diesel était plein d’avenir
1765. Et m’avait expliqué ce qu’il pouvait m’en dire.
Je ne fus pas déçu, même si le Musée,
Entièrement détruit par les forces alliées,
N’avait pas retrouvé toutes ses collections.
On peut se demander quelle fut la raison
1770. De détruire un musée ? Mais les bombardements
À Münich comme Dresde visaient tout simplement
À effacer tout ce dont pouvaient être fiers
Même les Allemands qui n’aimaient pas Hitler !
Ce qui n’empêcha pas les “Alliés”, certes non,
1775. De s’emparer de tous les savants de renom,
Qu’ils aient aidé ou non à la folie nazie,
Comme après les V2 se consacra celui
Qui fit que la “NASA” envoya sur la Lune
la fusée “Apollo”... employant sans rancune
1780. Cet homme-là du nom de Werner von Braun
Qui de grand criminel est devenu icône...
Longue, vers le Tyrol nous a semblé la route,
Car il y avait peu de camions, sans doute,
Et nous avons dû faire du chemin à pied,
1785. Dormant dans des cahutes de bois, des greniers,
Où nous avions du foin pour nous y allonger,
Et chapardant des fruits, n’ayant rien à manger !
En approchant Garmisch, des scouts nous ont hélés,
Et comme leur vieux bus était plein à craquer,
1790. Ils nous ont fait grimper sur le toit, sur leurs sacs ;
Ce n’était pas vraiment le confort d’un hamac,
Mais du moins nous savions que nous allions enfin
Trouver gîte et couvert, des feux et des copains !
Une ville de toile aux immenses allées,
1795. Des “scouts” de toutes sortes, jeunes ou même âgés,
Et certains arborant des coiffures bizarres
Comme un homme en turban rencontré par hasard,
Qui me surprit beaucoup, moi pour qui les Indiens
N’étaient que des peaux-rouges, des amérindiens !
1800. Réunions et palabres, et chants à la veillée
Peu de choses vraiment qui m’aient enthousiasmé...
Sauf le concert donné, à Salzbourg, du Mozart,
Dans une salle immense, avant notre départ.
Le retour fut bien moins pénible que l’aller :
1805. Pour le train nous avions cette fois des billets.
Mais ils ne nous menaient pas plus loin que Francfort :
Nous avons décidé de demeurer encore...
Le contrôleur chargé de vérification
Fit semblant de comprendre les explications
1810. Que donnèrent nos chefs en passant la frontière
Et nous laissa dormir — refermant la portière !
A la gare de Reims nous eûmes l’impression
D’être un peu devenus comme des grands garçons.